© : University of Illinois Press.

L’actualité littéraire est particulièrement riche en ce moment, et je me suis récemment arrêté ici sur différentes publications notables : Les derniers jours de Robert Johnson (Franz Duchazeau, éditions Sarbacane), Out of the Blue – Life on the Road with Muddy Waters (Brian Bisesi, University Press of Mississippi), See That My Grave Is Kept Clean: The World and Music of Blind Lemon Jefferson (Alan Govenar et Kip Lornell, La Reunion Publishing / Deep Vellum) et Deep Inside the Blues – Photographs and Interviews (Margo Cooper, University Press of Mississippi). Et ce n’est pas terminé avec la sortie programmée le 23 juillet 2024 du livre Ink – The Indelible J. Mayo Williams (University of Illinois Press), que l’on doit à Clifford R. Murphy. Ce dernier, ancien membre du groupe de country rock Say Zuzu, est également ethnomusicologue, auteur, et actuellement directeur du Smithsonian Center for Folklife & Cultural Heritage.

En 1911. © : Jeff Rankin / Medium.

Mais je souhaite m’attarder un peu sur le personnage qui fait l’objet de cette biographie, Jay Mayo « Ink » Williams, qui se distingua dans sa jeunesse comme athlète et joueur de football américain de haut niveau, mais que nous connaissons surtout comme découvreur de talents et producteur durant la période des race records. Il naît le 25 septembre 1894 à Pine Bluff, Arkansas. Suite à la mort de son père lors d’une fusillade le 16 novembre 1901, sa famille s’installe à Monmouth, Illinois, d’où vient sa mère. Très bon élève, Williams excelle en sport, en sprint sur les pistes d’athlétisme et dans les stades au football américain, séjourne quelques mois à Chicago quand il est encore lycéen en 1912-1913, puis s’inscrit pour la rentrée 1916 à la Brown University à Providence, Rhode Island.

L’équipe de football américain avec Jay Mayo Williams (assis à gauche au premier rang, le seul Afro-Américain…) en 1920. © : Brown University Library.

Après avoir servi durant la Première Guerre mondiale, Williams devient un des quatre premiers Afro-Américains à jouer dans la ligue professionnelle de football américain (National Football League ou NFL), l’année de sa fondation en 1920, avec notamment…Paul Robeson ! C’est la raison pour laquelle on l’appelle « Ink » (« encre »), non sans connotation raciste, et bien que certaines sources l’affirment encore, il ne doit pas ce surnom à son aptitude à obtenir la signature des artistes quand il exercera comme producteur. Il parvient à concilier sport et études, obtenant en 1921 un diplôme de philosophie, puis s’installe à Chicago, où il souhaite se consacrer à la musique, même s’il poursuivra parallèlement sa carrière de footballeur jusqu’en 1926.

En 1920. © : Wikipedia.

Au début des années 1920, les compagnies discographiques identifient le potentiel représenté par les artistes de blues et de jazz, qui sont alors tous afro-américains. Trois « poids lourds » lancent rapidement des séries de race records, OKeh, Columbia et Paramount. En 1923, Williams, qui fréquente régulièrement les clubs de Chicago et connaît de nombreux artistes, est engagé par Paramount qui n’hésite pas à lui confier la charge de sa « Race Division » malgré son inexpérience. S’il avouera ensuite s’être un peu « survendu » pour avoir le poste (en outre, Paramount n’a jamais su qu’il menait également sa carrière sportive…), il ne décevra pas ses employeurs. En tant que talent scout, il découvre en 1923 Ma Rainey, puis en 1924 Papa Charlie Jackson, qui feront toute leur carrière chez Paramount (hormis quelques faces en 1934 pour Jackson, mais le label avait fermé en 1932, mon article du 1er septembre 2022).

La fameuse face de 1946 par James « Sweet Lucy » Carter aka Muddy Waters. © : Stefan Wirz.

Désormais également producteur, Williams permet à Paramount d’occuper une place de leader et près de la moitié des artistes dont il s’occupe sont des « gros vendeurs », qu’il s’agisse de blues comme de jazz : Blind Lemon Jefferson, Tampa Red, Georgia Tom, Ida Cox, Jimmy Blythe, Jelly Roll Morton, King Oliver, Freddy Keppard… Il quitte Paramount en 1927 pour fonder la Chicago Record Company, qui sort des disques sur la marque éphémère Black Patti, puis travaille pour Brunswick et Vocalion. À partir de 1929, la crise économique ,touche durement le secteur aux États-Unis, Williams n’y échappe pas, mais il choisit d’aller entraîner une équipe de football américain !

© : Arkansongs / Facebook.

Mais il revient en 1934 et œuvre pour une autre marque importante, Decca, élargit son influence au gospel et même au R&B naissant, et là encore la liste des artistes qu’il gère est impressionnante :  Mahalia Jackson, Alberta Hunter, Blind Boy Fuller, Roosevelt Sykes, Sleepy John Estes, Kokomo Arnold, Peetie Wheatstraw, Bill Gaither, Bumble Bee Slim, Georgia White, Trixie Smith, Monette Moore, Sister Rosetta Tharpe, Marie Knight, Tab Smith, The Harlem Hamfats, Stick McGhee’, Louis Jordan… En tant qu’agent de certains d’entre eux, Williams, qui a créé la Chicago Music Publishing Company s’attribue des compositions et encaisse donc les royalties des chansons, profitant de la méconnaissance de leurs droits de certains auteurs et coauteurs. En outre, bien qu’il soit afro-américain, il a aussi l’image d’un personnage un peu suffisant car issu d’une classe aisée.

© : Robert Campbell’s.

Mais Jay Mayo Williams restera comme le producteur le plus important des race records, en d’autres termes des musiques afro-américaines des années 1920 et 1930, au moment de l’émergence sur disque desdites musiques ! Il quitte Decca début 1945, et, suffisamment bien installé et armé dans le secteur pour évoluer désormais en indépendant, il lance les labels Chicago (qui deviendra Southern), Harlem et Ebony Très actif, il travaille aussi en partenariat (distribution, rééditions) avec d’autres labels comme Apex, Queen, 20th Century, Sittin’ in with et Trend. On note la réalisation en 1946 chez 20th Century d’un single avec une face (Mean red spider) par un certain James « Sweet Lucy » Carter, qui n’est autre que Muddy Waters qui signe là son premier enregistrement commercial ! Si Chicago, Southern et Harlem n’opèrent plus après 1951, Ebony sera ensuite relancé et restera actif jusqu’au début des années 1970. Jay Mayo Williams se retire alors après quelque cinquante ans d’une carrière unique dans le genre, et nous quitte le 2 janvier 1980 à quatre-vingt-cinq ans.
Ink – The Indelible J. Mayo Williams par Clifford R. Murphy (University of Illinois Press, 336 pages, 24,95 dollars, à paraître le 23 juillet 2024).

En 1972. © : Jim O’Neal.