Écho de la percussion matricielle ouest-africaine, germe de la musique populaire – entendez musique du peuple, pas musique pop –, vecteur des émotions qui commandent la vie, le gwoka incarne et allaite la musique guadeloupéenne. Athénaïse Ludovique Bach Dino en fut une des principales ambassadrices, mais nous la connaissons mieux sous le nom de « Solange » et surtout de « Man Soso ». Il y a tout juste six ans, le 22 octobre 2017, Man Soso est partie. À quatre-vingt-dix-neuf ans. Un siècle de vie. Un siècle de musique. Un siècle de gwoka. Bien avant cela, elle naît Athénaïse Ludovique Bach le 2 mai 1918 à Petit-Bourg, où une tante l’élève. Elle vit ensuite un temps à Pointe-à-Pitre où elle donne naissance le 11 avril 1946 à Guy Konkèt (ou Conquette), qui deviendra un maître du gwoka.
À peu près à la même époque, elle s’installe dans le quartier de Jabrun à Baie-Mahault, dans une région alors rurale, et devient notamment attacheuse (ou amarreuse) de canne à sucre. Mais parallèlement, Man Soso se passionne pour le gwoka sous toutes ses formes, pour les tambouyés, les chanteurs et les danseuses. Du moins, surtout les chanteuses et les danseuses (dont elle est). Avec un compagnon qui tient également un bistrot dans lequel les clients se retrouvent pour des jeux de hasard, elle en profite pour proposer des repas et surtout organiser des léwoz, ces soirées qui mettent justement en avant les différents aspects du gwoka, avec musiciens, chanteurs et danseurs. Sa réputation grandit, surtout quand la Guadeloupe connaît une crise sucrière dans les années 1960, et Jabrun devient un haut lieu du gwoka en Guadeloupe. Son fils Guy Konkèt y trouve son compte, mais aussi son contemporain François Jernidier dit Carnot ou Kawno (1919-1998), récemment honoré d’un totem sur « l’allée des tambouyés » à Petit-Canal (notre article du 6 octobre 2023).
Bien qu’elle n’ait pas appris elle-même à écrire, Man Soso va bel et bien écrire quelques-unes des plus belles pages des traditions musicales guadeloupéennes. Mieux, jusqu’à son dernier souffle, elle va jouer un rôle fondamental dans la transmission, pour sortir le gwoka de sa ruralité, pour favoriser sa reconnaissance dans les centres urbains de l’archipel, au moment (à partir des années 1960) où il va aussi s’inscrire dans un mouvement revendicateur pour refuser et condamner la situation des plus précaires. Le gwoka devient un instrument de lutte. À ce titre, après Carnot, Robert Loyson en précurseur (notre article du 30 août 2022), puis Marcel Lollia dit « Vélo », et bien sûr son propre fils Guy Konkèt, entre bien d’autres, passeront par « l’école » de Man Soso à Jabrun.
Mais Man Soso est insatiable. Elle se souvient de son passé parmi celles que nous appelons aujourd’hui « Les amarreuses de Jabrun », ces femmes qui portaient sur leur tête les fagots de canne fraîchement coupée dans des conditions souvent extrêmes. Des fanm doubout (femmes debout) souvent oubliées dans le monde des musiques populaires évoquées en préambule, et pas seulement en Guadeloupe. Dès lors, dans les années 1990, Man Soso, désormais septuagénaire, va ouvrir ses léwoz et son incomparable réseau à ses paires. Marie-Héléna Laumuno, spécialiste du gwoka et autrice d’un ouvrage sur Man Soso (voir notre sélection plus bas), écrit ainsi dans un dossier intitulé « Les femmes et le gwoka en Guadeloupe » et publié en 2019 dans le numéro 50 de Clio. Femmes, genre histoire : « Ces années sont une période de consécration pour le retour des femmes à la participation librement choisie au gwoka. Elles sont encouragées par des initiatives inédites d’association comme le léwòz organisé le 16 avril 1993 par une association majoritairement féminine. Ce léwòz consacré aux femmes se déroule à Jabrun chez Man Soso. En 2007, l’expérience est renouvelée sur le même site. Elle se conclut par un ensemble exclusivement féminin dénommé d’abord Man Soso puis Fanmkika. Cet ensemble se spécialise dans la revisite des chansons patrimoniales du gwoka par la technique de la polyphonie vocale. Cet ensemble composé de femmes de deux générations différentes se donne pour mission la transmission du chant gwoka en interne et en externe. Les échanges avec des ensembles féminins de même nature font partie de leurs ambitions. Des concerts et des voyages culturels sont organisés en ce sens. »
Man Soso a donc bien influencé le collectif FanmKiKa (auquel appartient Marie-Héléna Laumuno), dont les membres ne manquent pas de revendiquer son héritage, à commencer par Sohad Magen (makè, boula, chacha), Nicole Valton (chant, danse) et Ketty Vangout (tambouyé). Les sites en hommage à Man Soso ne manquent pas en Guadeloupe. Au giratoire de Jabrun sur la commune de Baie-Mahault, lieu emblématique s’il en est, l’artiste Richard-Viktor Sainsily-Cayol a créé une œuvre en son hommage, intitulée Les amarreuses de Jabrun. À Duval à Petit-Canal, où se dressent donc les totems de « l’allée des tambouyés », elle a depuis 2017 sa stèle (en forme de gwoka, bien sûr !) réalisée par le sculpteur Jacky Poulier. Mais pour honorer la mémoire de Man Soso, découvrons sans attendre une sélection d’œuvres la concernant, qu’il s’agisse d’un livre, de documentaires, de chansons… d’autant qu’ils ne manquent pas !
À lire
– Man Soso – Une histoire du gwoka en Guadeloupe au XX siècle, éditions Jasor, 2014, 236 pages, 23 euros.
À voir
– Mémoire de la Guadeloupe, tradition du gros ka (sic) en 1983 par James Thor. Rare et précieux document qui s’arrête notamment sur les léwoz de Man Soso à Jabrun et le quotidien des habitants, avec aussi Guy Konkèt.
– Interview de Man Soso par la région Gaudeloupe.
– Léwoz chez Man Soso en 2007, Jabrun, Baie-Mahault.
– Léwoz chez Man Soso en 2008, Jabrun, Baie-Mahault, avec Guy Konkèt.
– Man Soso : Gwoka Guadeloupe, documentaire de 2022.
À écouter
– Concert intégral de Guy Konkèt, fils de Man Soso, en 2007 à Marie-Galante. Document exceptionnel !
– Man Adriyèn en 2015 par FanmKiKa. Les dignes héritières de Man Soso…
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